Ce que la drave nous apprend sur les forêts d’hier et de demain
La drave fait partie intégrante de la culture québécoise.
L’exploitation intensive des forêts au Québec a entraîné des changements majeurs au niveau de leur structure et de leur dynamique depuis la colonisation. Aujourd’hui, peu de forêts vierges sont encore accessibles, ce qui limite l’étude des conditions des forêts préindustrielles. Ces connaissances sont pourtant essentielles pour l’aménagement durable des forêts.
Les billots de bois qui ont coulé au fond des lacs à l’époque de la drave renferment des informations inédites sur l’histoire des forêts québécoises. Pour l'auteure, étudiante au doctorat en paléoécologie et écologie historique au Groupe de Recherche en Écologie de la MRC Abitibi (GREMA) de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), les vestiges de la drave représentent une opportunité inouïe de reconstituer l’historique de l’exploitation et la dynamique des forêts préindustrielles au Québec.
Localisation de l’utilisation de la drave à travers le monde. (Source : Amélie Bergeron et Julie-Pascale Labrecque-Foy, fourni par l'auteur)
Une pratique qu’on retrouve dès le Xᵉ siècle
Au cours des derniers siècles, l’exploitation forestière a occupé un rôle central dans le développement économique de plusieurs pays, notamment pour la construction d’infrastructures et pour le commerce. Puisque l’accès aux routes et aux chemins de fer pour transporter les billots de bois coupés était ardu et coûteux, les compagnies forestières avaient recours à la drave. Plus précisément, la drave fait référence à l’utilisation des cours d’eau pour faire flotter et acheminer les billots de bois des sites de coupes vers les moulins à scie ou vers les ports pour leur exportation.
Les billots de bois étaient coupés, mis à l’eau et guidés le long des cours d’eau par des draveurs. Une fois arrivés aux moulins à scie, les billots pouvaient être entreposés plusieurs mois à la surface des lacs avant d’être pris en charge.
La drave aurait débuté au Xe siècle en Espagne, s’est étendue en Europe au fil des siècles, et est apparue seulement au XIXe siècle en Scandinavie, et en Russie. C’est à la même époque qu’elle débute en Amérique du Nord, notamment au Québec, où elle s’est étendue à l’ensemble de ses régions. La drave aurait pris fin avant la fin du XXe siècle sur ce dernier continent, à l’exception de la Colombie-Britannique, où elle est encore utilisée à petite échelle.
La forêt québécoise d’aujourd’hui
À l’époque de la colonisation au Québec (1800-1950), les faibles coûts de transport associés à la drave ont permis aux compagnies forestières d’exploiter de façon intensive les forêts. Cela a eu comme résultat de modifier de façon considérable les écosystèmes forestiers en termes de structure et de dynamique.
Des draveurs en action. À l’époque de la drave, environ 15 % du bois transporté sur les cours d’eau était perdu au fond des lacs et des rivières. (Source : Société d'histoire du Lac-Saint-Jean/Wikimedia)
Les coupes sélectives effectuées au XIXe siècle, qui visaient principalement les conifères, ont entraîné de graves changements au niveau de la composition des forêts. En effet, ces dernières sont passées d’une dominance de conifères à une dominance de feuillus. Au niveau du régime des perturbations, puisque les feuillus sont moins inflammables que les conifères, on observe une diminution majeure de l’occurrence des feux dans les forêts québécoises depuis la colonisation. Ces changements au niveau de la composition et la dynamique des forêts ont entraîné une diminution de la résilience des forêts. En d’autres termes, la capacité des forêts à retourner à leur état initial après une perturbation est désormais compromise.
En contexte de changements climatiques, cette perte de résilience est inquiétante, puisque les forêts risquent d’être soumises à des conditions sans précédent. Afin de prévoir comment les forêts pourraient être modifiées dans le futur, il est nécessaire d’étudier comment elles ont réagi aux modifications du climat dans le passé.
Ce type d’étude peut être réalisé grâce à la dendrochronologie, c’est-à-dire l’étude de la formation des cernes de croissance des arbres. Or, au Québec, les études dendrochronologiques et nos connaissances sur les forêts préindustrielles sont limitées par l’âge des arbres, qui ont rarement plus de 200 ans. Il est donc nécessaire d’élaborer de nouvelles manières de découvrir les secrets cachés de notre forêt du passé.
Les conditions anoxiques, le manque de lumières et les températures fraîches favorisent la conservation des billots de bois issus de la drave au fond des lacs. Photo par Nathalie Lasselin (www.aquanat.com) au parc National de la Mauricie dans le cadre du projet « Cinéma Submergé » (a). Une fois retirés du fond des lacs par des plongeurs (b), les tranches transversales des billots présentent des cernes de croissance bien délimités et des cicatrices de feux (identifiées par les flèches rouges) qui permettent de dater les incendies dans le passé (c). (Source : Julie-Pascale Labrecque-Foy (b) et Amélie Bergeron (c), fournies par l'auteur)
Voyager dans le temps grâce aux vestiges de la drave
À l’époque de la drave, environ 15 % du bois transporté sur les cours d’eau était perdu au fond des lacs et des rivières. Par exemple, pour la région de la Mauricie uniquement, cela représente plus de 13 millions de mètres cubes de bois. Les conditions anoxiques (absence d’oxygène), le manque de lumière et les températures fraîches (5 °C) ont fait en sorte que ce bois est toujours bien préservé de nos jours. Conséquemment, ce bois issu de la forêt préindustrielle représente une opportunité unique d’étudier le passé de nos forêts.
Entre autres, les caractéristiques de ces billots de bois (espèce, diamètre, nombre de cernes de croissance) nous informent sur les caractéristiques des forêts préindustrielles et sur les critères de coupes de l’époque. Le passage d’un feu laisse également des cicatrices sur les arbres survivants. Il est possible de dater ces cicatrices par dendrochronologie et de reconstituer le régime naturel des feux à l’époque préindustrielle.
Enfin, l’analyse des isotopes stables retrouvés dans les cernes de croissance des billots de drave, permet de reconstituer le climat du passé. Nous pourrons ainsi déterminer comment le climat aurait influencé les feux dans le passé, et prévoir comment cette perturbation pourrait être modifiée dans le futur en raison des changements climatiques. En effet, les études qui tentent de prédire comment le régime des feux pourrait être modifié en contexte de changements climatiques ne font pour l’instant pas consensus. Cela nécessite donc davantage d’études à ce sujet.
Ce projet de recherche apportera de nouvelles connaissances sur les forêts préindustrielles et sur comment elles ont réagi aux changements climatiques dans le passé, ce qui permettra de guider les pratiques pour un aménagement forestier durable.
*Cet article rédigé par Julie-Pascale Labrecque-Foy, étudiante au doctorat en paléoécologie et écologie historique à l'Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) et Miguel Montoro Girona, professeur d'écologie forestière à l'Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), est republié à partir de La Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original. *
Image bannière : En Amérique du Nord, la drave aurait pris fin avant la fin du 20e siècle, à l’exception de la Colombie-Britannique, où la drave est encore utilisée à petite échelle. Cette photo de billots flottants a été prise en 2020 à Tahumming en Colombie-Britannique. (Source : David Stanley/Wikimedia)