Entrevue exclusive : Le ministre Guilbeault répond aux critiques
Les groupes de défense environnementale soulèvent des bémols quant à l’inventaire des émissions de GES du Canada. Le ministre de l’Environnement et du Changement climatique (ECCC) nous offre des explications dans une entrevue exclusive.
L’inventaire annuel des gaz à effets de serre (GES) publié en avril en a fait sourciller plusieurs.
Des groupes environnementaux ont critiqué les résultats, affirmant notamment que le rapport sous-estime la contribution de l’industrie forestière. Récemment, le ministre de l’Environnement et du Changement climatique Steven Guilbeault s’est entretenu avec Doug Johnson, journaliste à The Weather Network, pour répondre aux critiques et expliquer la méthodologie du rapport.
L’inventaire avance qu’en 2021, les émissions de GES au Canada ont atteint les 670 mégatonnes de CO2 ou équivalent (Mt d’éq. CO2). Or, la part attribuée au secteur forestier est négative à -9 Mt. Ce secteur aurait donc enlevé plus de carbone de l’atmosphère qu’il en a dégagé.
Ce point dérange Nature Canada, qui note (dans un communiqué en anglais) que ce résultat n’est possible que parce que les analystes du gouvernement fédéral compensent les émissions de l’industrie forestière avec le carbone séquestré par les forêts en croissance, même si les compagnies n’ont rien à voir avec les nouvelles pousses.
Un rapport daté du 20 avril remis par le commissaire à l’environnement et au développement durable au Parlement critique aussi le manque de transparence : « Ressources naturelles Canada et Environnement et Changement climatique Canada n’ont pas fourni de vue d’ensemble claire et complète des effets des émissions de gaz à effet de serre provenant des forêts du Canada. Par exemple, les rapports publiés ne présentaient pas suffisamment d’information sur les répercussions de l’exploitation forestière ni sur l’incidence des changements apportés à la gestion forestière sur les émissions du Canada. »
Le ministre Guilbeault soutient que les calculs des émissions canadiennes sont faits selon les normes établies par le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Il souligne aussi l’importance pour tous les pays de rapporter leurs émissions au GIEC selon les mêmes formules :
« La dernière chose que l’on veut, c’est que le Canada utilise une méthodologie pour mesurer les émissions du secteur forestier, que les États-Unis en utilisent une autre, et la Chine une autre, et la Russie une autre… Ça deviendrait impossible de comparer d’un pays à l’autre les flux et les échanges de carbone entre l’atmosphère et nos forêts. »
Cependant, ça ne veut pas dire qu’on doit accepter des normes insatisfaisantes. Le ministère est en consultation pour développer de nouvelles formules qui pourraient ensuite être proposées et adoptées par les instances internationales. « Au cours des deux dernières années, nous avons eu plusieurs rencontres avec des groupes écologistes, des chercheurs indépendants et d’autres parties prenantes pour essayer de définir de meilleures façons de calculer nos émissions tout en respectant les lignes directrices émises par le GIEC. »
Langues de bois
Selon Michael Polanyi, gestionnaire de politique et campagne à Nature Canada, les normes du GIEC requièrent un certain équilibre qui faisait défaut à l’inventaire de cette année.
Par exemple, le Canada ne compte pas les émissions provenant de « perturbations naturelles » comme les feux de forêt (de l’ordre de 287 Mt d’éq. CO2 en 2021) dans le total des émissions. Mais en 2021, on accepte quand même le crédit pour une réduction de 79 Mt d’éq. CO2 découlant de la croissance naturelle des forêts après un tel désastre.
Un article publié en mars mentionne que seuls deux pays — le Canada et l’Australie — ne tiennent pas compte des perturbations naturelles comme les incendies, les infestations d’insectes ou les déracinements en raison de vents violents, dans les calculs des émissions pour le GIEC.
Polanyi ajoute que rien n’empêche le Canada de rapporter séparément et de manière transparente les émissions qui découlent de la coupe forestière. Dans leur mise au point publiée en mai, Nature Canada et le Conseil de défense des ressources naturelles (NRDC) ont plutôt évalué les émissions de l’industrie forestière à 73 mégatonnes en 2021. On est loin du total négatif de l’inventaire national.
Toujours selon Polanyi, l’inventaire canadien s’ancre principalement dans des modèles analytiques, ce qui pose problème vu les incertitudes et les écarts de connaissance dans les modèles. Nature Canada suggère de recueillir plus de données directement sur le terrain.
Cela permettrait de rectifier une situation qui représente, selon lui, un passe-droit pour une industrie qui manque à ses engagements pour combattre les changements climatiques.
D’autres écarts
James Snider, vice-président, Science, savoir et innovation à WWF Canada, croit pour sa part que l’inventaire canadien suit bien les normes du GIEC, mais que le gouvernement canadien doit mieux communiquer les résultats aux citoyens et mieux représenter les émissions qui proviennent de la dégradation des écosystèmes.
Par exemple, il cite les tourbières canadiennes, qui pourraient séquestrer jusqu’à 150 milliards de tonnes de GES. Cependant, lorsqu’elles sont dégradées par les activités humaines comme l’exploitation minière ou la construction de routes, elles libèrent au contraire du CO2 et du méthane.
D’autres études ont démontré que les émissions pourraient avoir été sous-estimées dans d’autres secteurs. Notamment, une équipe comptant quelques chercheurs d’ECCC a utilisé des données satellites et aériennes pour estimer les émissions provenant des sables bitumineux de l’Alberta, qui s’avèrent être jusqu’à 65 % plus élevées que ce qui avait été rapporté. L’industrie forestière au Québec est un autre secteur que les critiques pointent du doigt pour des écarts dans le contrôle et la vérification des chiffres qu’ils déclarent eux-mêmes.
Le représentant d’ECCC confirme que l’inventaire des GES comprend des données rapportées par les différentes industries. Par exemple, toutes les installations qui émettent plus de 10 000 tonnes de GES annuellement sont obligées par la loi de déclarer leurs émissions, qui sont ensuite incorporées aux calculs de l’inventaire. Les émissions provenant de plus petites installations sont quant à elles évaluées par modélisation.
L’inventaire comprend aussi des données provenant d’autres sources, comme les images satellites qui montrent les changements dans l’usage des terres et le couvert forestier. Le ministre Guilbeault note encore que les déclarations suivent les normes du GIEC, mais qu’on cherche toujours à améliorer les méthodes de calcul.
Et après?
Que ce soit au niveau national ou à l’échelle internationale, les méthodes d’évaluation des émissions de GES sont en constante évolution. Des changements ont été apportés entre l’inventaire de l’an dernier et le plus récent. Le ministre Guilbeault cite par exemple des améliorations dans le calcul des émissions de méthane, des fuites de gaz, et du coût social des GES. L’inventaire de cette année offre des données historiques revues et corrigées sur l’usage du territoire en Alberta et en Colombie-Britannique.
Le rapport de 268 pages comprend aussi toute une section sur les changements qui s’imposent, y compris le développement de nouvelles données sur les activités, de meilleurs algorithmes, et une validation indépendante pour raffiner les paramètres.
Le ministre Steven Guilbeault en entrevue exclusive avec The Weather Network
Le ministre Guilbeault promet que son ministère est en discussion continue avec les chercheurs, les groupes environnementaux et les compagnies pour mieux comprendre et rapporter les émissions qui proviennent des secteurs forestiers, miniers et pétroliers. Une des innovations en cours fait appel à une compagnie montréalaise, GHGSat, pour recueillir des données sur les émissions de GES directement à la source à l’aide de satellites.
De nouvelles technologies et méthodologies émergent sans cesse qui pourraient transformer notre façon de faire au Canada et peut-être même ailleurs dans le monde. « Je pense que ce à quoi on doit s’attendre, ce n’est pas un système qui est statique dans le temps, mais un système de calcul et d’évaluation de ces émissions qui va évoluer au fur et à mesure que la technologie évolue » élabore-t-il.
« Je ne suis pas en train de vous dire que ça va se faire l’an prochain ou l’année suivante, mais je pense qu’on a certainement la volonté de se diriger vers des méthodes de calcul et des inventaires qui reflètent le plus fidèlement possible, en fonction des technologies que nous avons, les échanges entre le secteur forestier et l’atmosphère au Canada. »
Image bannière : Steven Guilbeault, Ministre de l'Environnement et du Changement climatique, au cocktail de bienvenue à la COP15 au Palais des congrès de Montréal le 10 décembre 2022. (Andrej Ivanov/AFP/Getty Images)