Garantir une infinité de poissons aux générations futures
Les stocks de poissons sont en déclin dans le monde entier, en partie à cause de la façon dont nous valorisons la nature et ne tenons pas compte de ses avantages à long terme. Cet article de Rashid Sumaila, directeur et professeur de la Fisheries Economics Research Unit, à l'Université de la Colombie-Britannique, est republié à partir de La conversation.
Les aînés autochtones ont récemment fait part de leur consternation face au déclin sans précédent des populations de saumon dans les trois plus grandes rivières productrices de la Colombie-Britannique. Les recherches que mon équipe a menées ont révélé que les prises de saumon coho au large de la côte sud de cette province ne représentent désormais qu’à peine 5 % des prises maximales réalisées au début des années 1900.
La diminution des stocks de poissons constitue un problème mondial. Au cours des cinq dernières décennies environ, certains stocks de poissons se sont effondrés : la morue au large de Terre-Neuve, la sardine d’Europe le long de la côte namibienne, le hareng de printemps au large de la Norvège et la sardine de la Californie. À l’échelle mondiale, plus de 100 millions de tonnes de poissons sont retirées de l’océan chaque année, ce qui équivaut au poids de plus de 100 millions de vaches adultes !
Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), 34 % des stocks de poissons de la planète sont surexploités. Mais d’autres organismes, dont le Global Fish Index, estiment cette surexploitation à environ la moitié des stocks de poissons marins.
Ces épuisements sont en partie dus à la façon dont nous estimons – ou plutôt n’estimons pas – la nature. L’évaluation inappropriée des biens et services que la nature nous fournit est une raison fondamentale pour laquelle nous n’avons pas réussi à protéger les océans et l’environnement en général. Elle compromet la capacité de l’humanité à réaliser ce que j’appelle une « infinité de poissons » : transmettre à nos enfants et petits-enfants un océan sain afin de leur donner la possibilité de perpétuer cette pratique.
Le prix n’est pas juste
Dans le domaine des pêches, certains économistes affirment que tout ira bien si nous parvenons à « fixer le prix juste ». Je dis que si nous parvenons à déterminer la valeur et à l’établir correctement, nous serons mieux à même de vivre en harmonie avec la nature. L’attribution d’une valeur adéquate au poisson facilitera l’évaluation du coût à long terme de l’appauvrissement de l’océan qui se traduit par la disparition d’un trop grand nombre de poissons, trop rapidement, dans de trop nombreuses zones.
La pêche marine est vitale pour la subsistance de dizaines de millions de personnes dans le monde. Elle contribue de façon directe et indirecte à la sécurité alimentaire et nutritionnelle de milliards de gens en leur offrant des produits de la mer et en générant des dizaines de millions d’emplois et de salaires. Ceci est particulièrement vrai dans les pays côtiers les moins développés du monde, où l’océan fournit jusqu’à 20 % des protéines animales.
Les stocks de poissons sauvages sont une ressource renouvelable qui peut continuer à nourrir et à faire vivre les populations jusqu’à la fin des temps, à condition d’être exploités judicieusement. Mathématiquement, tout ce qui continue à générer un gain positif, aussi petit soit-il, s’additionnera de façon illimitée.
Personne ne veut la mort d’un océan. Pour empêcher cela, nous devons adopter le mode de pensée axé sur une infinité de poissons : une évaluation précise et complète de tous les avantages qu’offre l’océan – fruits de mer, séquestration du carbone, loisirs, culture, absorption de chaleur – au-delà de ce qui est commercialisé.
Ce qu’il en coûte d’ignorer la nature
L’une des principales difficultés auxquelles se heurte l’économie est de parvenir à évaluer les bénéfices générés par les écosystèmes marins d’une manière exhaustive qui tient compte de leurs diverses valeurs à long terme. Il nous faut surmonter cet obstacle si nous voulons avoir une chance d’atteindre l’infinité de poissons.
En tant qu’êtres humains, nous avons tendance à percevoir tout ce qui nous est proche, à la fois dans le temps et dans l’espace, comme important et sérieux, alors que nous n’accordons que peu ou pas de considération à ce qui est plus distant. Et ceci constitue l’une des principales barrières nous empêchant de parvenir à une infinité de poissons. Cette tendance, que l’on retrouve en partie dans le concept économique d’actualisation, a constitué un sérieux frein à notre capacité à vivre en symbiose avec la nature.
Essentiellement, l’actualisation, qui consiste à rapporter les bénéfices à venir à leur valeur d’aujourd’hui, nous incite à les anticiper et à en reporter les coûts. Cette tendance explique en partie pourquoi nous continuons à surexploiter la biodiversité et à épuiser les stocks de poissons, marins en particulier. Elle permet également de comprendre en partie la raison pour laquelle nous continuons à polluer l’environnement avec du dioxyde de carbone et du plastique.
Lorsque les individus, les communautés et les sociétés seront arrivés à calculer des valeurs réelles, nous serons en mesure d’élaborer les principes directeurs nécessaires à un mode de vie qui respecte la nature. Cette démarche nous motiverait à :
gérer efficacement les stocks de poissons ;
s’attaquer aux facteurs de la surpêche ;
supprimer ou rediriger les subventions pour la pêche jugées préjudiciables ;
reconstituer et rétablir les stocks de poissons épuisés ;
prévenir les marées noires et la pollution marine par les plastiques ;
éliminer le commerce illégal et illicite des prises de poissons ;
fermer la pêche en haute mer (zones situées au-delà des limites des compétences nationales) ;
traiter le changement climatique comme la crise qu’il représente.
En dernier ressort, nous devons renoncer aux politiques préjudiciables qui encouragent les actions négatives perpétrées par l’humain sur la nature, telles que l’attribution de plus de 80 % des subventions mondiales pour la pêche aux flottes industrielles à grande échelle, au détriment des petits pêcheurs côtiers, y compris la pêche traditionnelle et de subsistance.
Les générations futures
De bonnes choses viennent de l’océan, et d’autres, plus dommageables, y aboutissent.
Les gens prennent ce qu’ils veulent ou ce dont ils ont besoin dans l’océan, et ces biens sont intégrés dans nos systèmes économiques, culturels et sociaux. En retour, nous générons beaucoup de déchets, notamment, entre autres retombées négatives, des gaz à effet de serre qui sont absorbés par les océans et qui contribuent à l’augmentation de la température de surface des eaux, de leur niveau et de leur acidité.
Une chose est sûre, nous devons prélever les bienfaits de l’océan de façon plus judicieuse et dans les limites imposées par la nature, tout en ramenant au strict minimum la pollution qui y parvient. Nous devons également veiller à ce que nous retirons de l’océan soit utilisé pour répondre aux besoins du plus grand nombre possible de personnes, notamment les plus vulnérables d’entre nous.
Pour atteindre l’infinité de poissons, il faut adopter une approche interdisciplinaire, fondée sur des partenariats qui permettent aux scientifiques, aux communautés autochtones, aux gouvernements, aux entreprises, aux ONG et à la société civile de créer ensemble des solutions.
L’océan est immense : il couvre 70 % de la surface de la Terre. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas le protéger. Nous disposons de l’intelligence et de l’empathie nécessaires pour garantir collectivement l’infinité de poissons pour les générations futures. Il faut simplement parvenir à des valeurs et des mesures précises.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Image d'en-tête : saumons d'élevage à Prince William Sound en Alaska par Alan Majchrowicz/Getty Images