Le castor, cet ingénieur méconnu de la forêt boréale
Le castor vit à l’intersection du milieu aquatique et forestier, ce qui multiplie les interactions entre ces deux écosystèmes. Ils jouent donc un rôle clé dans la forêt boréale. Un texte de Miguel Montoro Girona, Guillaume Grosbois et Mélanie Arsenault de l'UQAT.
Vous avez probablement déjà vu, lors d’une randonnée près d’un cours d’eau, des souches d’arbres abattus, se terminant en forme de cône. Le sculpteur responsable ? Un gros rongeur à queue plate, qui se nomme castor du Canada (Castor canadensis) ; c’est d’ailleurs l’emblème de notre pays.
Il s’agit de la seule espèce animale, autre que l’humain, qui est capable d’abattre un arbre mature. Il tient d’ailleurs, dans la forêt boréale, un rôle d’ingénieur d’écosystème. En d’autres termes, il crée de nouveaux habitats en construisant des barrages qui élèvent le niveau de l’eau. Et les impacts de ces barrages sur le territoire donnent bien du fil à retordre à plusieurs industries et propriétaires d’infrastructures.
On pense bien connaître cet agent de perturbation, mais lorsque vient le temps de mitiger des conflits l’impliquant de façon éthique et durable, on s’aperçoit qu’il existe un manque de connaissances sur sa dynamique d’occupation du territoire.
C’est pour ronger plus creux dans la dynamique d’occupation du territoire par le castor que les auteurs ont décidé de faire une étude en Abitibi-Témiscamingue. Cette région comporte la plus grande densité de colonies de castors au Québec, province où cette espèce abonde.
Ce projet de maîtrise en écologie, réalisé au sein du GRÉMA de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), vise à démystifier un peu plus les secrets de cette espèce clé en contexte de forêt boréale.
Un agent de perturbation qui ne passe pas inaperçu
Le castor vit à l’intersection du milieu aquatique et forestier, ce qui multiplie les interactions entre ces deux écosystèmes. Par ailleurs, il fait partie intégrante des perturbations naturelles de la forêt boréale. Ses édifications influencent la structure des peuplements végétaux et façonnent l’hétérogénéité du paysage. Les étangs qu’ils créent sur une rivière emprisonnent l’eau, ralentissent le courant, remplissent les réservoirs d’eaux souterraines, protègent le territoire contre les feux de forêt et augmentent la biodiversité en créant de nouveaux habitats propices à de nombreuses espèces.
Le castor est la seule espèce animale, autre que l’humain, qui est capable d’abattre un arbre mature. (Fourni par l’auteure Melanie Arsenault)
Une grande partie de la composition de la forêt boréale que nous connaissons aujourd’hui est le résultat de la succession d’espèces végétales qui ont prospéré dans les trouées (ouvertures) de la canopée laissées par les castors. Récemment, les gestionnaires du territoire préconisent une approche davantage écosystémique d’aménagement de la forêt. Celle-ci consiste à intégrer des simulations de perturbations, comme celles créées par le castor, dans les plans de sylviculture (gestion de la forêt).
Lorsque le castor est naturellement présent sur un territoire, cette approche permet de tenir compte de l’historique des perturbations locales, ce qui augmente la résilience des peuplements forestiers face aux futures perturbations.
Un territoire « hutte-ment » développé
Le castor se construit une hutte pour se protéger des prédateurs, se réfugier et pour entreposer de la nourriture. Il préfère les terrains à faible pente, de substrat meuble, où le niveau d’eau est stable et le débit faible. Il y vit à l’intérieur en colonie de 2 à 8 individus de la même famille.
Des études récentes ont montré que les colonies de castors occuperont une même hutte pendant deux ans et demi en moyenne, et possèdent souvent plus d’une hutte sur leur territoire. Les castors utilisent leurs différents refuges selon leurs besoins. Ils vont par exemple choisir leur hutte en fonction de l’emplacement des ressources saisonnières présentes durant l’été, comme les plantes aquatiques, dont ils raffolent.
On doit gruger plus creux
Nous savons que ce rongeur se nourrit principalement d’arbres feuillus comme le peuplier faux-tremble, le saule ou le chêne. Comme ceux-ci ne sont pas toujours dominants dans la forêt boréale (celle-ci est plutôt peuplée par des conifères comme l’épinette noire, le sapin baumier et le pin gris), il convient de se questionner sur ses stratégies d’approvisionnement dans ce type de forêt.
L’utilisation spatiale du territoire (appelée l’aire d’influence) pourrait varier en fonction des ressources alimentaires disponibles. Elle est aussi limitée par la mobilité de l’animal et la menace de prédation. Afin d’étudier cette utilisation, nous tenterons de reconstruire le patron d’occupation et d’alternance de huttes pour plusieurs colonies de castors.
Le manque de connaissance sur ce sujet est en partie dû au fait qu’il est difficile d’étudier un animal qui est à la fois nocturne, mi-terrestre et mi-aquatique. Les colliers télémétriques, conçus pour suivre leurs mouvements à l’aide d’antennes, sont incompatibles avec leur forme de cou ou de queue. Nous avons donc opté pour des observations en nature, des relevés de données dendroécologiques et des analyses d’isotopes stables, qui seront prélevés à l’été 2023.
La dendroécologie nous apportera des informations sur l’occupation temporelle du castor. Cette science, qui se décrit comme l’étude des cernes annuels de croissance des végétaux dans un contexte écologique, sera utilisée afin de rebâtir le profil d’occupation des huttes au fil du temps.
Autour des huttes échantillonnées, nous allons couper, à leur base, tous les rejets de souche régénérés à la suite du broutage de la tige principale, aussi appelés taillis, et compter le nombre de cernes annuels. Ceci permettra de dater le moment où ces ressources ont été consommées et donc, de définir la période d’occupation du territoire par une colonie donnée, dans une ou plusieurs huttes.
Plusieurs espèces, dont les peupliers faux-trembles, se régénèrent par taillis, suite au broutage de la tige principale par les castors. (Fourni par l’auteure Melanie Arsenault)
Notre recherche utilisera aussi les isotopes stables sur une centaine de carcasses récupérées des trappeurs de la région abitibienne. Les isotopes sont largement utilisés en écologie et permettent notamment de reconstruire la diète de l’animal. Un isotope est un atome d’un certain élément qui présente un nombre différent de neutrons par rapport à l’atome retrouvé à l’état pur, sans toutefois en altérer la nature. Les méthodes utilisées s’appuient sur la comparaison entre le niveau d’un isotope donné retrouvé dans l’organisme et un niveau de référence.
Le carbone et l’azote feront l’objet de la présente étude. Chaque plante et organisme ayant une signature isotopique unique (un ratio de carbone 13 et d’azote 15), cette méthode nous permettra d’identifier la diète du castor. Plus précisément, nous pourrons déterminer les différentes composantes du régime alimentaire du castor, leur proportion, ainsi que leur provenance générale (à savoir si elles proviennent du milieu terrestre ou aquatique). Les isotopes se renouvellent également à différentes vitesses selon le tissu. Nous pourrons donc relier la diète à une certaine fenêtre de temps en testant différents organes (foie, poils, muscles dans notre cas).
Un allié à ne pas mépriser
Les changements climatiques nous démontrent que la forêt tempérée est en train de migrer vers le nord, entraînant un agrandissement de l’habitat du castor. On peut donc s’attendre à un accroissement des populations de cet animal. En considérant que ce phénomène coïncide avec un réseau des chemins forestiers et un développement humain qui sont en plein essor, nous devons nous armer de connaissances pour faire face à la multiplication des conflits humain-animal qui risquent d’en résulter.
Le castor apporte d’importants services à son écosystème. Il est un sérieux allié dans la lutte aux changements climatiques, en nous assurant un apport et une réserve d’eau plus stable sur l’échelle temporelle. Son habitat crée un refuge où vivent de nombreuses espèces. Nous avons tout à gagner à approfondir nos connaissances sur ses stratégies de sélection d’habitats dans le but de nous permettre d’apprendre à coexister en harmonie avec lui.
Le développement de ces connaissances représente un bel atout dans la planification de plusieurs infrastructures en territoire boréal, où ce rongeur abonde.
Cet article par Miguel Montoro Girona, professeur d'écologie forestière, Guillaume Grosbois, professeur d'écologie aquatique et Mélanie Arsenault, étudiante à la maîtrise en écologie à l'Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) est republié à partir de La Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Image bannière : un castor dans une rivière au Québec (Michel Viard/Getty Images)