Des solutions pour naviguer les sentiers changeants de l’Arctique
Les sentiers que parcourent les habitants de l’Inuit Nunangat sont grugés par les changements climatiques. Voici quelques pistes de solution qui pourraient aider les populations locales à s’adapter. D’après un reportage original de Meral Jamal à The Weather Network.
Niore Iqalukjuak a vu la terre, l’eau et les conditions météorologiques se transformer considérablement au fil des ans autour d’Arctic Bay, au Nunavut, la quatrième communauté la plus nordique au Canada. Le Nunavut est une des quatre régions qui composent la patrie arctique de l'Inuit Nunangat, un endroit particulièrement touché par les changements climatiques.
« Il y a plusieurs endroits où on peut voir des coulées de boue causées par la fonte du pergélisol », a-t-il déclaré lors d’une interview au sujet des changements observés récemment dans la petite communauté inuite qui compte environ 800 personnes.
« En hiver, il semble que, même s’il fait très froid, le vent se déplace du sud au nord, donc autour du détroit de Lancaster, la glace n’a pas vraiment gelé - il fait encore chaud. »
Niore Iqalukjuak est superviseur communautaire des « gardiens Nauttiqsuqtiit », un programme lancé en 2018. Il passe une grande partie de ses heures de travail sur la terre ferme à surveiller la glace et à contribuer à la récolte de la nourriture destinée à la communauté.
La plupart des résidents dépendent de la glace et de conditions météorologiques stables pour s’engager dans une vie traditionnelle qui implique la chasse, les déplacements entre les communautés et beaucoup de temps passé sur le terrain. Ce mode de vie s’appuie également sur des réseaux complexes de sentiers communautaires qui permettent aux gens de rester connectés dans un paysage vaste et isolé.
Mais les changements climatiques remettent en question ce mode de vie pour les Inuits comme Iqalukjuak. Même si les modes de transports évoluent, d’autres défis surgissent. Le tracé et l’état des sentiers sont mal documentés. Le gouffre numérique entre les générations complique le transfert des connaissances : la tradition orale et l’expérience vécue, des pratiques millénaires répandues chez les Inuits, ne sont pas toujours captées à leur pleine mesure par les nouvelles technologies.
Iqalukjuak n’est pas le seul témoin de cette situation. Des recherches récemment publiées dans la revue scientifique Nature démontrent que l’accès aux grands espaces, particulièrement par les sentiers, est en déclin.
Alors que l’activité humaine, comme la combustion d’énergies fossiles, continue de réchauffer la planète, les Inuits font face à de plus en plus de défis pour accéder à leurs territoires.
Les chercheurs qui parcourent un sentier de l'Inuit Nunangat. (Source : Dylan Clark)
Au premier rang pour observer les changements
James D. Ford travaille avec les communautés inuites du Canada depuis maintenant plus d’une décennie.
Titulaire de la Chaire de recherche en adaptation aux changements climatiques au Priestley International Centre for Climate de l’Université de Leeds, ses travaux dans l’Arctique couvrent la santé et le bien-être, la sécurité alimentaire, les incendies de forêt et même la gestion des ressources dans la région.
Il est aussi un des auteurs de l’étude, qui selon lui représente les premières données quantitatives sur la dégradation des sentiers à travers le territoire de l’Inuit Nunangat au cours des 80 prochaines années.
« Jusqu’à ce que nous commencions à travailler sur cette modélisation des sentiers, notre travail était de nature plus qualitative : faire des entrevues, des groupes de discussion, passer du temps dans les communautés et documenter des expériences », a-t-il déclaré.
À la lumière d’entrevues menées auprès de plus de 270 utilisateurs des sentiers dans les collectivités et de données climatiques comme les projections de la glace de mer du Nunavut, du Nunavik, des Inuvialuit et du Nunatsiavut à Terre-Neuve-et-Labrador, James D. Ford et son équipe ont dérivé d’autres données quantitatives pour découvrir qu’il y a actuellement 249 jours par année où les sentiers terrestres, maritimes et de glace sont accessibles.
Ce nombre pourrait passer à environ 236 jours par année d’ici 2050, et descendre aussi bas que 209 jours d’ici 2100.
Pour faire face à ce déclin, les auteurs suggèrent de se concentrer sur quatre stratégies clés : transmettre les connaissances, cartographier le changement, intégrer la technologie et développer des compétences d’observation.
Passer le savoir
À mesure que l’accès aux sentiers diminue, les habitants de la région doivent avoir une meilleure connaissance de leur environnement, ce qui dépend de la transmission fréquente et efficace de l’information d’une génération à l’autre et d’un usager à l’autre.
Selon Ford : « Certaines connaissances sur l’usage des sentiers ne sont pas transmises comme elles l’étaient autrefois. Savoir naviguer avec des méthodes traditionnelles, identifier les zones à risque, sur la glace de mer par exemple, reconnaître les pistes sécuritaires à différentes périodes de l’année, et les compétences de survie. »
Il explique que pour que ces connaissances sur l’environnement et les sentiers soient transmises, il est essentiel que les initiatives de recherche portant sur les territoires et la culture inuites continuent d’être soutenues.
« Les initiatives de préservation culturelle, telles que les camps de pêcheurs dans les communautés, sont en cours depuis longtemps et elles sont importantes, que le climat change ou non », a ajouté le chercheur.
« Mais je pense que ce que notre travail démontre vraiment, c’est que si nous pouvons transférer et développer ces compétences, elles peuvent avoir un impact énorme en termes d’expansion et de prolongation de l’accès aux sentiers. »
Cartographier le changement
La cartographie est un outil important pour le transfert des connaissances, et les récentes initiatives dans ce domaine révèlent des informations importantes sur la façon dont les sentiers sont utilisés.
Claudio Aporta, professeur au World Maritime University en Suède, a travaillé sur plusieurs projets de cartographie dans l’Arctique dès le début des années 2000. Il a œuvré auprès des Inuits dans des communautés comme Igloolik afin de cartographier les sentiers locaux.
« Les sentiers d’une communauté sont reliés aux sentiers des autres communautés voisines », a expliqué Aporta. « L’implication, c’est qu’on a tendance à penser que les communautés inuites sont isolées, mais c’est en fait le contraire. »
Selon Aporta, même si le climat change, il est important de documenter les sentiers, car ils sont « des portraits du réseau de sentiers actuel et de son évolution ».
L’avantage de ces cartes pour les communautés est qu’elles montrent de multiples façons d’accéder aux mêmes endroits. Étant donné que les sentiers sont semi-permanents et saisonniers, même si une zone donnée n’est plus accessible par la glace à certaines périodes de l’année, les cartes peuvent montrer d’autres voies d’accès par l’eau ou d’autres sentiers.
« Si, par exemple, les conditions de neige changent ou si la glace se forme plus tard, les gens s’adapteront organiquement à ces changements », a déclaré Aporta.
Intégrer la technologie aux observations
En tant que gardien Nauttiqsuqtiit, Iqalukjuak ne boude pas les nouvelles technologies. Un élément clé pour la sécurité de son équipe sur le terrain, les outils de prévision météorologique (comme notre application) pour voir venir les conditions changeantes.
Ford fait écho, notant que « la technologie joue un rôle énorme » dans la façon dont les Inuits parcourent maintenant les sentiers.
« Nous voyons maintenant des chasseurs utiliser des images satellites de la glace sur la mer. Certaines personnes plus expérimentées qui sont là-bas sur les sentiers à peu près tous les jours, ou chaque semaine de l’année, mettent des informations sur les conditions dangereuses sur Facebook. Ça peut être des informations importantes pour d’autres personnes qui veulent sortir, mais qui n’ont pas ce niveau de connaissances. »
Pourtant, Iqalukjuak et Ford se disent tous deux conscients que la technologie est une arme à double tranchant qui peut faire plus de mal que de bien sur le terrain.
Selon Aporta, qui effectue le suivi des sentiers autour d’Igloolik via GPS, un des défis liés à l’usage des technologies sur les sentiers est que, bien qu’elles puissent rendre l’environnement plus accessible, elles peuvent souvent aussi le rendre moins sécuritaire. Par exemple, l’utilisation du GPS peut rendre les gens plus confiants de sortir dans de mauvaises conditions météo.
« Le brouillard extrême était une situation où les gens, avant le GPS, ne voyageaient tout simplement pas. Ils attendaient jusqu’à ce que le brouillard se lève. Ce que le GPS permet, et c’est quelque chose que les gens me répétaient souvent à Igloolik, c’est que quand ils allaient à la chasse au morse, même si c’était brumeux, le GPS leur disait où aller. »
Pour Ford, Aporta et Iqalukjuak, la leçon reste la même : les technologies ne peuvent pas remplacer les compétences d’observation. Pour les Inuits, en particulier les jeunes, il importe d’acquérir et de mettre en pratique leurs capacités d’observer leur environnement.
« J’ai une formation en tant qu’observateur et communicateur. Par conséquent, lorsque nous sommes en déplacement, j’arrive aisément à faire des prédictions sur ce qui va se passer », a-t-il déclaré.
« Nous prenons également en considération les conditions idéales pour les membres de l’équipe et nous nous en tenons à ce que nous croyons être le meilleur pour tout le monde, même s’il nous arrive de rencontrer des conditions agitées ou venteuses lorsque nous sommes sur le terrain. »
La motoneige reste un des meilleurs moyens de parcourir les vastes étendues de l'Arctique (Source : Dustin Patar)
S’adapter pour demain
Bien que Ford et son équipe aient compilé un aperçu complet des impacts des changements climatiques sur les sentiers de l’Inuit Nunangat au cours des 80 prochaines années, de nombreuses solutions sont déjà en cours et doivent simplement être renforcées.
« L’amélioration des prévisions météorologiques, notre capacité accrue d’établir des prévisions de l’état de la glace de mer et l’amélioration de la sécurité des sentiers… Plusieurs avancées se sont produites dans cet espace au cours des cinq ou dix dernières années », a-t-il déclaré.
« L’un des grands problèmes, en plus de l’accès aux sentiers dont on parle depuis un certain temps, ce sont les programmes de soutien aux chasseurs, qui leur donnent accès à l’équipement nécessaire pour récolter en toute sécurité à la lumière des impacts des changements climatiques », a ajouté Ford.
« S’assurer que les chasseurs ont accès à des équipements d’observation, à des téléphones satellites, à de l’équipement de bonne qualité, à des bateaux, c’est important pour répondre aux besoins des communautés et soutenir les pêcheurs. »
En plus des initiatives culturelles et des technologies qui peuvent améliorer l’usage des sentiers, on doit aussi mettre en place des politiques climatiques intégrées dans d’autres domaines comme la sécurité alimentaire et structurelle, pour aider à lutter contre d’autres effets de la dégradation des sentiers.
« Il s’agit simplement d’intégrer les considérations relatives aux changements climatiques à travers les politiques, ce que nous ne voyons pas encore souvent », a-t-il déclaré.
« C’est dans le monde entier, vraiment - nous voyons les changements climatiques reconnus, mais pas vraiment formellement intégrés dans les politiques et la planification à un degré substantiel. »
Cet article a été adapté d'un article original de Meral Jamal, collaboratrice à The Weather Network. Voyez l'article original en anglais.