Des zones du fleuve Saint-Laurent défavorables aux espèces envahissantes
Les invasions biologiques représentent l’un des principaux facteurs ayant contribué à l’important déclin de la biodiversité observé à l’échelle mondiale.
Plusieurs espèces envahissantes indigènes à la région ponto-caspienne (qui comprend les mers Noire, Caspienne et d’Azov), comme la moule zébrée (Dreissena polymorpha), ont été introduites en Amérique du Nord par les navires transocéaniques. Ces espèces sont reconnues pour avoir perturbé les écosystèmes du monde entier, y compris ceux des Grands Lacs et du fleuve Saint-Laurent.
Par contre, les impacts des envahisseurs ponto-caspiens sur la biodiversité indigène, bien qu’importants, semblent avoir été de moindre envergure dans le fleuve Saint-Laurent que dans les Grands Lacs. Ce phénomène pourrait être expliqué par une différence de conductivité entre ces écosystèmes, qui est plus faible dans le fleuve. La conductivité est la capacité de l’eau à conduire un courant électrique, qui résulte de la quantité de minéraux dissous. Elle est donc fortement dépendante de salinité, qui représente la concentration totale de tous les sels dissous dans l’eau.
Les espèces envahissantes qui proviennent de la région ponto-caspienne ont évolué dans des eaux saumâtres, qui sont moins salées que l’eau de mer, mais tout de même riches en minéraux qui leur sont essentiels. Ainsi, lorsqu’elles sont introduites dans des habitats faibles en minéraux, ou de faible conductivité comme dans le fleuve, ces espèces semblent démontrer des contraintes physiologiques affectant leur survie.
Nous étudions comment les gradients de conductivité dans le fleuve Saint-Laurent favorisent la diversité aquatique face aux invasions par les espèces envahissantes. Ces gradients permettent de fournir aux espèces indigènes des refuges non envahis, qui présentent des conditions environnementales défavorables aux espèces invasives.
Le gobie à taches noires envahit le Saint-Laurent
Le gobie à taches noires (Neogobius melanostomus), envahisseur ponto-caspien, est un poisson qui s’est établi et répandu dans le fleuve Saint-Laurent au cours des deux dernières décennies à la suite de son introduction dans les Grands Lacs. Il a perturbé les communautés de poissons littoraux en raison de sa capacité à se reproduire rapidement et fréquemment, de sa forte adaptabilité à diverses conditions d’habitat et de son comportement agressif.
La présence du gobie a notamment été associée au déclin de plusieurs espèces de poissons indigènes comme le raseux-de-terre noir et à la propagation de certaines maladies chez les poissons, comme la septicémie hémorragique virale. Il existe également des évidences que le gobie à taches noires contribue à la propagation du botulisme aviaire et à la bioaccumulation de contaminants tels que le mercure dans la chaîne alimentaire aquatique.
Qui plus est, on s’attend à ce que ces impacts s’aggravent avec le changement climatique, car le gobie à taches noires présente des taux de croissance plus rapides à mesure que les températures de l’eau se réchauffent dans les Grands Lacs et le fleuve Saint-Laurent.
La plupart des impacts écologiques du gobie à taches noires sur les communautés de poissons et de macroinvertébrés (animaux sans colonne vertébrale et visibles à l’œil nu), indigènes semblent dépendre de sa densité et de son statut d’invasion ; les impacts seront plus importants dans les zones où l’espèce est présente en grand nombre, et depuis longtemps.
Puisque la répartition spatiale de plusieurs espèces envahissantes (dont les moules zébrées) du fleuve Saint-Laurent semble être influencée par le gradient de conductivité de l’eau, on peut se questionner si cette caractéristique de l’habitat représente un facteur limitant de l’invasion des milieux d’eau douce par le gobie à taches noires.
Une question de refuge
L’hétérogénéité environnementale, c’est-à-dire la variation des caractéristiques physiques et écologiques du paysage, peut jouer un rôle important dans la préservation de la diversité et de l’abondance des espèces indigènes dans les écosystèmes envahis par le gobie. En effet, cette hétérogénéité peut générer des refuges pour les espèces indigènes face à une invasion biologique lorsque les conditions environnementales, telles que la conductivité de l’eau, restreignent l’abondance et l’impact des envahisseurs en limitant leur survie.
Il existe également un nombre convaincant, mais limité d’études dans les Grands Lacs qui suggèrent que les milieux humides (herbiers et marais) sont défavorables à certains envahisseurs aquatiques clés, notamment les gobies à taches noires.
La récolte de gobies dans le fleuve Saint-Laurent. Photo fournie par l’auteure (Cristina Charette).
Nos travaux ont également démontré que les deux types de refuges, soit le gradient de conductivité et les milieux humides locaux, limitaient l’abondance du gobie à taches noires. Et même aux endroits où il est présent en grande quantité, la présence de milieux humides permet d’atténuer ses effets négatifs sur les communautés indigènes. Ceci pourrait être attribuable aux effets structurants de la végétation, qui offrent des conditions favorables au maintien de la diversité de poissons et de macroinvertébrés.
Des outils importants pour la conservation de la biodiversité
Les résultats de cette étude, bien que très pertinents pour l’évaluation des risques et la gestion du gobie à taches noires, étaient basés sur des observations sur une portion limitée du fleuve Saint-Laurent. L’existence de deux grands inventaires de poissons le long du fleuve Saint-Laurent, le Fish Identification Nearshore Survey (FINS) et le réseau de suivi ichtyologique (RSI), respectivement mené par le River Institute et le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, nous donne maintenant l’occasion de tester le phénomène à une échelle spatiale beaucoup plus importante, soit sur pratiquement l’ensemble de la portion d’eau douce du fleuve Saint-Laurent.
Nous présentons ainsi l’une des rares études en eau douce, à ce jour, qui ait abordé le rôle essentiel, mais méconnu, des refuges dans un écosystème avec des conditions environnementales hétérogènes. En plus d’atténuer les effets de l’invasion sur la biodiversité indigène, ces zones assurent leur pérennité. L’atténuation de la présence et de l’abondance du gobie à taches noires dans le fleuve Saint-Laurent par les eaux à faible conductivité et par la présence de milieux humides représentent donc un outil de conservation considérable et pouvant contribuer à la préservation des ressources de ce système fluvial d’une grande importance culturelle et socio-économique.
Le gobie à taches noires un poisson envahissant ayant des impacts importants dans le fleuve Saint-Laurent. Photo fournie par l’auteure (Stephany Hildebrand). * De plus, la relation entre l’abondance du gobie et la conductivité de l’eau représente un outil simple, mais informatif, dans l’évaluation du risque pour les habitats qui ne sont pas encore colonisés par le gobie à taches noires (comme les affluents du fleuve Saint-Laurent) et qui peuvent héberger des espèces de poissons en péril, notamment le dard de sable (Ammocrypta pelludica), le fouille-roche gris (Percina copelandi) et le méné camus (Notropis anogenustext in italic*).
Nos recherches soutiennent l’importance de préserver une grande diversité de milieux naturels, y compris les milieux humides, pour leurs effets bénéfiques dans l’atténuation des impacts négatifs des invasions biologiques sur la biodiversité des eaux douces.
Nous préconisons notamment la préservation des milieux humides dans le fleuve Saint-Laurent comme un geste critique au soutien de ce service écosystémique.
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation.